Après ces trois années de confinement entre l’arrière-boutique de la savonnerie et la maison où je ne pouvais pas laisser Lupus seul trop longtemps, je rêvais de travailler au soleil, à l’ombre des nuages qui cachaient le soleil, sous la pluie avant le retour du soleil.
Et vu l’ambiance qui régnait, j’ai préféré démissionner.
C’est mieux de dire ça je crois.
Il fallait vite que je trouve une solution pour gagner un peu d’argent pour me nourrir tout en gérant Lupus qui, au fil du temps, supportait de plus en plus mal mes absences. Il avait un temps pris l’habitude d’entrecouper les longues phases pendant lesquelles il maudissait sa solitude en hurlant jusqu’à l’étouffement, par des appels de liaison, certes plus courts, mais tout aussi percutants parce qu’il récitait un par un tous les jurons qu’il avait appris de son ancien maître. Nous avions eu des plaintes de voisins excédés. Je n’avais pas trouvé d’autre solution que de lui apprendre à répéter des mots doux dont j’espérais qu’ils remplaceraient rapidement les insultes qu’il avait l’habitude de proférer. Cela soulagerait notre entourage tout en le charmant et me laisserait peut-être un peu de répit avant d’être expulsée. Pour ce qui est de la phase des hurlements stridents, je n’avais rien à proposer jusqu’à ce qu’un jour, je trouve mes voisins rassemblés devant la porte de l’atelier, visiblement inquiets mais n’osant pas rentrer. J’en profite pour vous rappeler que ma porte ne fermait pas et que la sauvegarde de mon intimité tenait avant tout à la pugnacité vocale de mon perroquet. Lupus n’avait pas émis un son de la journée et tous pensaient qu’il lui était arrivé malheur. Je me suis frayé un chemin jusqu’à la porte tout en m’interrogeant. Était-ce ainsi que les Espagnols avaient appris la mort de Franco, leur tyran : dans la culpabilité que ce dont pour quoi ils avaient prié tant d’années était enfin advenu et dans l’appréhension de ce qui pourrait bien leur arriver après avoir obtenu ce qu’ils avaient si ardemment désiré, leur liberté ? Mes voisins se demandaient peut-être, comme les Espagnols en 1975, par quel autre instrument de torture j’allais remplacer ce volatile irascible et incontrôlable qui avait malgré tout gagné leur respect par sa hargne et sa ténacité -ce qui en dit long sur notre rapport au pouvoir- et peut-être bien aussi parce que les mots doux que je lui avais enseignés commençaient à faire leur effet. Je ne les avais pas choisis au hasard, plaçant ici et là les prénoms de nos voisins les plus dérangés par ce boucan quotidien et une ou deux citations de mes auteurs préférés pour faire bien et leur rappeler que l’occupante de cet atelier exerçait dignement le noble et incompris métier d’artiste photographe.