
Au commencement, il y aurait la rencontre avec l’autre et la curiosité aussi , le désir secret de le reconnaître et d’ainsi se connaître soi-même. Il y aurait le rire, beaucoup, le goût du travestissement et la peur du dévoilement aussi. C’est ainsi qu’Annabel Sougné a posé son projet. Et si on creusait dans la terre, et si on cueillait dans son jardin, et si on récoltait au champ, ramassait par terre cet autre qui possède ce qui nous émeut, nous attire, nous effraie. Et si on le brandissait ou l’exposait comme pour s’en saisir et s’en débarrasser à la fois, comme dans les sociétés primitives, où l’on accueille et rend hommage à l’adversaire en s’emparant de l’emblème de sa vitalité et de sa force.
Au commencement, il y avait ce travail réalisé pour un magazine turc qu’Annabel a retravaillé en le superposant à un travail sur le végétal, sur les potagers, nourriture et spiritualité. De cet enchevêtrement, a surgi le dévoilement redoutable qui nous lie à l’autre organe. L’attachement et l’enfermement mais le désir aussi de le posséder, même lorsqu’on est une femme.
Annabel Sougné nous avait habitués à son regard poudré sur un monde qu’on envisagerait en flottaison, en fuite et tout en élévation. Ici le regard est posé, centré, sur l’objet, elle lui fait face et il n’y a pas moyen d’y échapper. Dans cette série de portraits très intimes, on croise des sexes fleuris et romantiques, fertiles ou vénéneux, des fruits gourmands et juteux, des feuilles grimpantes et envahissantes, les veines du sang qui afflue, des légumes veloutés et poilus.
On ne peut s’empêcher de voir que nos représentations sont très proches de notre propre nature et on remarque à quel point ces sexes végétaux nous couvrent parfaitement. On les a même accordés, parfois, à nos tenues d’Eve et d’Adam. Même vénéneux ou intrusif, l’autre nous va bien. Seul, un navet posé à même le sol, brisé en deux, a été abandonné par son modèle, qui n’en a plus voulu.
En ce début de siècle où l’on se penche sur la question du genre, on ne peut qu’observer que chez les modèles qui ont participé au projet, elle n’est pas tranchée. A tel point que parfois on doit y regarder à deux fois pour identifier la nature du corps du modèle. Les propositions féminines sont rarement phalliques et celle des deux hommes qui ont accepté de creuser sous l’écorce sont plus qu’étonnantes. Sociologiquement, on s’étonnera d’ailleurs du peu d’hommes qui ont accepté de participer au projet. La nature de l’artiste, femme photographe, en est-elle responsable ? L’autre organe est-il si difficile à cueillir et creuser le sujet une tâche si ardue qu’on préfère ne pas s’y engager ? Le spectre du genre serait-il davantage exploité par les femmes qui viennent plus facilement se poser d’un bout à l’autre de ses possibilités et les hommes auraient-ils plus de difficulté à y trouver leur place? En menant à bien ce projet, Annabel Sougné a mis en évidence des problématiques contemporaines en plein chantier et elle ne compte pas s’arrêter à cette récolte.