Christine Guinard lit je ne chasse pas sur mon territoire

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Vous saviez qu’à sa formation, à l’âge glaciaire, la Finlande était une île ? Je l’ignorais jusqu’à le lire sur une brochure touristique en attendant mon avion pour Bruxelles à l’aéroport d’Helsinki. Cela m’a interpellé, bien sûr, de laisser derrière moi une île, et pas n’importe laquelle, une matrice, une déesse, mère de plus de dix milles îles maritimes et tout autant d’îles intérieures. Je parcourais la brochure avidemment en attendant l’embarquement parce que j’avais peur d’avoir raté quelque chose de la Finlande, quelque chose d’essentiel à sa compréhension. Je me sentais coupable de m’être laissée distraire par Fred et notre histoire, je m’en voulais, c’est un comble, d’être arrivée dans l’état de choc dans lequel j’étais, dans l’impossibilité d’envisager ce territoire autrement que comme un Purgatoire. Je vous ai déjà parlé, je crois, de ce sentiment de culpabilité qui ne me quitte jamais.

Pour garder le contact avec Hailuoto, en plus de l’oiseau en bois acheté sur le port de Marjaniemi, j’avais rapporté un morceau de lichen des rennes, qui couvre, entre deux buissons de myrtilles, le sol de la forêt. Ses ramifications vert-bleu glacier me fascinaient par la façon dont elles occupaient l’espace sous les sapins : en vallonnant, en moutonnant et en formant de petites îles qui me rappelaient celles que j’avais vu d’en haut, à mon arrivée sur Helsinki.

J’avais l’intention de le conserver en le stabilisant. C’est un procédé assez simple, il suffit de le faire sécher puis de l’immerger dans une solution de glycérine végétale ou dans de l’eau salée. Il fallait que je fasse des essais  mais je m’inquiétais surtout qu’il ne conserve pas sa belle couleur. C’est important les couleurs. Presqu’autant que les ombres.

Je suis partie d’Hailuoto dans une sorte de brouillard alcoolisé. Nous avions fêté la fin de mon séjour sur l’île de la plus joyeuse des façons, en musique et en danse, surtout qu’elle coïncidait là-bas avec la fin des vacances d’été et des festivals qui animent l’île à cette période de l’année.

Jaana m’a serré dans les bras à mon départ, elle avait les larmes aux yeux. Elle m’a dit : Tu n’as pas tout dit.

J’étais presque seule dans le bus mais cette phrase résonnait et remplissait tout l’espace, cherchant la connection avec le sms de Betty, et j’ai passé tout le trajet les yeux rivés à mon écran de téléphone, comme si le temps s’arrêtait derrière moi, comme si l’espace se refermait sur lui-même, comme si les roues du bus renfermaient une immense fermeture éclair sur une housse contenant un cadavre.

Je suis repartie sans même un regard vers l’arrière, dans le même état de semi-conscience que lors de mon arrivée et avec l’impression diffuse d’avoir accompli un exploit. Je vieillis. Voilà ce que je me suis dit. Et pour la première fois cette phrase a sonné comme une gifle, une morsure acide, et non plus une boutade. J’ai senti mes os grincer et ma peau tirer, une fatigue nouvelle s’était installée sous mes yeux. Je me trouvais  terne.

En descendant du bus, je me suis tordu le pied et j’ai sangloté comme une enfant, comme lorsqu’on se sent humilié par la vie, qu’on ne veut pas se l’avouer, et qu’une toute petite douleur déclenche les pleurs.

Je suis montée dans l’avion en me disant que c’est tout de même effrayant d’embarquer dans l’appareil d’une compagnie d’un pays où il y a autant de suicides. Je me suis précipitée sur la notice de sécurité qui se trouvait dans le filet devant mon siège et l’ai parcourue attentivement alors que je l’ignore habituellement.

Je crois que j’essayais par tous les moyens d’éloigner Rudy de mes pensées mais plus je me rapprochais de Durbuy,  plus les images de notre toute dernière rencontre se répétaient en boucle.

À bord de l’avion, les écran diffusaient un programme de cuisine indienne, The Magnificent Cuisine. On ne voyait pas les visages, juste les torses, les bras et les mains qui s’affairaient, coupaient, tranchaient, mélangeaient. La dépressurisation de l’appareil est arrivée pendans la recette des spicy pears, juste au début, au moment du pochage des poires. Heureusement, lorsque les masques à oxygène sont tombés, nous allions commencer à entamer notre descente vers Bruxelles. Le pilote n’a pas eu à programmer un atterissage d’urgence vers un autre aéroport.  Il y a eu des cris, je me souviens surtout de ça des cris, et puis, pendant que je me dépêtrais avec l’élastique et le masque, que je me suis mise à saigner du nez. Mes oreilles m’ont semblé imploser sous la douleur. En y portant mes mains, j’ai senti qu’un filet de sang chaud s’en échappait.

Je me suis presque évanouie.

Sur le tarmac, des ambulances nous attendaient et j’ai vu deux policiers s’approcher. Ils se sont penchés vers moi, sur la civière, et m’ont demandé :

-Madame Julia Montoro, c’est bien ça ?

L’un deux avait d’énormes taches de naissance sur le visage, comme la carte vivante et ondulante d’un marécage, toute en creux et en sphaignes gonflées d’eau.

J’ai repensé à la tourbière du plateau de St Hubert, je me suis accroché à son bras et j’ai dit oui.

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