
Le livre.
Un jour peut-être, au détour d’un tombeau, vous apercevrez votre corps frémissant et ondulant sous le poids des collines, posé là à contempler pour l’éternité la mer, ses promesses et ses secrets, sa redoutable fraîcheur, son écume insolente. Alors vos pieds fourcheront pour creuser la terre, vos cheveux deviendront racines et vous vous retrouverez nu(e), à la grâce du sel et du vent.
Si, croyez-moi, cela m’est arrivé, à moi. Et ce n’est pas si simple, ce n’est que le début de l’aventure. D’ailleurs, si j’ai écrit cette annonce, c’est parce que maintenant, j’ai besoin de vous.
L’auteure, Astrid Chaffringeon.
Astrid Chaffringeon est l’auteure de Cueillir ses rires comme des bourgeons, roman publié chez Avant-Propos en 2017. Chambre avec vueest sa deuxième collaboration avec Claire Morel, après la publication en 2016 d’un recueil de textes et de dessins, Chutes étoilées et autres broderies dramatiques.
Le mot de l’auteure.
En 2016, au détour d’une promenade dans le village de Pino, en Corse, je suis tombée nez à nez avec la philosophe Barbara Cassin dont l’ouvrage La nostalgieavait accompagné la mise en écriture du roman Cueillir ses rires comme des bourgeons(Avant-Propos) que je venais d’achever.
Je n’étais pas dans ce village par hasard.
Il y a longtemps que j’ai compris qu’il s’y passe quelque chose qui m’enracine au monde, qui soulève les écailles du temps et m’aide à lutter contre le terrible dénuement qui s’éprend parfois de moi. Alors je m’y rends de temps en temps, pour ne pas laisser la toile sans fond, pour résister et me respirer, aussi. Je ne fais qu’y passer et en repars tout aussitôt, parce qu’il n’y a rien qui m’angoisse davantage que la sensation d’être l’obligée d’un territoire.
Y croiser l’auteure de La Nostalgien’a fait que renforcer le lien poétique qui se tisse entre ce village et moi. Je ne pensais pas un jour écrire un texte lié à la Corse, parce qu’elle est trop proche de mon intimité mais c’est une proposition de l’artiste Claire Morel qui m’y a poussée.
Claire et moi aimons travailler ensemble : nous partageons le même sens de l’autodérision et n’acceptons comme contrat que la joie. Lorsqu’elle m’a annoncé que, pour notre prochain projet, elle voulait travailler sur les paysages intérieurs, la topographie particulière de Pino a surgi spontanément.
Comme je suis itinérante, il a fallu plusieurs escales avant que Chambre avec vuen’aboutisse et ne prenne forme. Il est passé par la Finlande, notamment. J’ai été invitée par l’artiste Carita Savolainen à collaborer à son projet protéiforme À travers le regard/Katseen Kautta/Passing on looks : œuvres/textes/performances musicale et chorégraphique (Edl).
Je connaissais peu de choses de la Finlande et, si j’écris, c’est justement pour sonder de nouveaux territoires. J’aime me démultiplier et je pousse parfois les variations jusqu’à la zone d’inconfort. Ce n’est pas une coïncidence si les notions de déplacement de frontières prennent autant de place dans mes travaux ou chez les artistes que j’expose.
Pour ce projet finnois, j’ai eu envie de travailler sur les vertus de la patience et de l’acceptation, préludes nécessaires à tout enracinement. Jusqu’à la transfiguration. C’est ainsi que le texte Tantôt est né, comme une préfiguration inversée de Chambre avec vueoù la narratrice croit voir son corps s’incarner dans les collines luxuriantes du village de Pino mais s’agite, s’impatiente, n’accepte pas les frustrations et les compromis qui président à toute nouvelle installation.
Elle croit que son désir est plus fort que les lois des pierres, des peuples et du temps. Et elle en oublie les gens. Au lieu d’attendre que les choses se fassent naturellement, elle lutte contre un territoire dans lequel elle voudrait plonger au plus profond, elle l’arpente en gigotant alors qu’il suffirait peut-être d’attendre patiemment que les choses se fassent au bon moment…
Évidemment, outre l’hommage à Pino,Chambre avec vueest aussi un texte engagé si on s’intéresse à la Corse et qu’on connaît les problématiques qui la secouent. D’un côté une série de situations qui retracent les difficultés liées à la vie sur une île et de l’autre, le portrait théâtralisé d’une héroïne un peu perchée qui voudrait vivre à Pino mais sans tenir compte de l’insularité qui a des codes et un langage qui lui sont propres.
Cette valeur singulière n’enlève rien, je crois, au caractère universel de ce texte dans lequel chacun peut se reconnaître. Ne sommes-nous pas couramment frustrés par l’incompatibilité entre nos exigences de consommateurs prônant la satisfaction immédiate et la réalité du terrain, escarpé, lorsqu’il s’agit de construire les valeurs essentielles à notre quête d’identité ? Autrement dit, n’en serions-nous pas à une contradiction près ?