

Ce livre brodé de constellations de dessins de Claire Morel et de chutes de textes d’Astrid Chaffringeon a été conçu dans le cadre de l’exposition HOME (état des lieux) de Claire Morel (décembre 2016 chez Chantier(s) Art House à Bruxelles). Il peut se feuilleter comme un prélude au roman d’Astrid Chaffringeon Cueillir ses rires comme des bourgeons , éditions Avant-Propos, 2017 et se lire dans son ensemble pour en saisir la chorégraphie générale ou par fragment pour s’attacher à chaque détail.
Claire Morel https://www.clairemorel-dessin.com est une artiste française qui expose régulièrement en France, Espagne et Corée depuis déjà une dizaine d’années. Elle mélange mine de plomb et aquarelle pour faufiler lourdeur et légèreté dans l’examen des liens qui se tendent entre les humains. HOME (état des lieux) est sa deuxième exposition à Bruxelles. Dans cette série, elle explore sous toutes leurs coutures le relâchement des tissus cellulaires et l’usure des points de suture de nos contemporains.
Extrait

Sursaut
Il y a sur ce quai deux jeunes filles nattées aux longs cheveux de jais qui se tiennent côte à côte et regardent fixement en notre direction.
Elles sont fermement plantées sur leurs pieds.
Le vent se lève doucement sur l’odeur de jasmin et de viande grillée qui monte du port. Je m’appuie sur ton épaule pour ne pas tituber et tu mets tes longs cheveux de l’autre côté pour que je ne leur tire pas dessus en t’agrippant. Cela fait presqu’un an maintenant qu’au détour d’une route j’ai creusé un fossé. C’était une journée comme une autre, pas plus éclopée, ni plus minée qu’une autre journée d’été, mais je sentais déjà dans l’air chargé de vase et de poussières qu’elle appartiendrait bientôt à un autre genre. J’en avais la gorge sèche et la pulpe des doigts qui s’effritait.
Déjà ce matin-là, alors que je goûtais à l’eau fraîche des cas- cades de Tad Saé, je n’avais pas aimé voir un éléphant s’y bai- gner. Triste présage avais-je pensé que ce cachalot échoué dans l’antre de mon intimité. Quelque chose dans l’air m’avertissait que je devais redoubler de vigilance mais ma mère m’avait dit Va te baigner, profite de ce moment pour te reposer avant ton long trajet Je n’ai rien su interpréter, c’est toujours après qu’on comprend. Quand on regroupe et rassemble les motifs éparpillés que la vie a semés dans l’ordre imprécis de ses priorités. Je suis tran- quillement rentrée, on m’attendait pour le déjeuner. L’eau sur mon corps ne s’était pas complètement évaporée, elle ruisselait même dans mon dos, et c’est au moment où j’ai saisi ma natte pour m’en faire une moustache que tout a éclaté. Je ne sais plus ce que j’ai entendu car mes tympans assourdis se sont enfuis vers la fraîcheur de la forêt mais je me souviens que j’ai senti l’odeur de la poudre et de la chair brûlée et que j’ai crié que je devais rentrer parce qu’on m’attendait.
C’est en hurlant aussi que je me suis réveillée. J’avais tellement mal que je ne sentais plus ma sueur dégouliner et la faim me tirailler. Le souffle métallique de la douleur creusait des tombeaux sous mes paupières, on ne voyait plus mes yeux qui s’étaient noyés dans un marécage de boue et de lumière. Tout ce qui me reliait à la terre, à la vie et aux ancêtres s’était ef- fondré en même temps que ma jambe s’était envolée en fumée. Au début, lorsque tu me rendais visite, tout cet attirail hospitalier t’inquiétait et tu osais à peine me regarder. Mes pupilles criaient la peur et l’injustice. Lorsqu’elles se sont apaisées, je t’ai vu pleurer puis sourire aussi. Tu m’apportais des jeux, des cartes, des pierres et des bouts de bois pour lire l’avenir retrou- vé et fabriquer des projets. Tu n’es pas partie, tu as attendu que j’aille mieux pour qu’on reprenne le bateau ensemble et qu’on descende le Mékong vers la mer pour dépasser nos frontières.
Maintenant tu ris et cries d’impatience avec moi que la jonque lève les voiles sur ce triste épisode et que nous poursuivions notre voie dans l’insouciance et la joie. Je sursaute alors que résonne le signal du départ et je m’accroche d’autant plus à ton bras que je distingue au loin ces deux jeunes filles nattées qui nous font signe de la main pour encourager le destin.