Je suis née là où on ne m’attendait pas.
Je ne dis pas que je n’étais pas attendue, mais que rien ne s’est passé comme prévu.
C’est parce qu’il y a chez nous de terribles tourbières.
Et que ma mère avait coutume de se promener librement.
C’est important que tu le saches. Tu dois savoir d’où tu viens. Tu ne dois par rougir.
Je n’aurai pas le temps de te parler de sa liberté. De la liberté.
Tu décideras seul si tu dois en être l’esclave ou le maître.
Comme tu es un homme, tu n’auras pas à justifier ton choix.
C’est déjà ça.
Chaque jour, juste avant le matin ou juste avant le soir, quand on commence à peine à y voir ou qu’au contraire on ne perçoit plus devant soi le droit chemin, on voyait ma mère sortir du village. D’un pas décidé. Elle poussait la porte de sa maison dans un tel élan qu’on aurait dit que la maison elle-même l’expulsait et lui donnait vie.
Et ma mère partait loin, loin devant.
On disait qu’elle était portée par ses chants.
Elle les laissait traîner derrière elle comme une trace de lumière, mais les gens disaient qu’ils luisaient comme le sang.
Elle faisait un peu peur aux gens qui ont vite peur de tout chez nous.
Ils voient du sang partout et quand il n’y en a pas, ça ne leur convient pas.
Moi, je crois juste qu’elle allait rejoindre mon père.
Chez nous, tu le sais, il y a la tourbière avant la forêt. Il faut la traverser avant de rejoindre les arbres, d’autres arbres que le bouleau argenté, au tronc comme blessé, ou le pin maigrichon qui survit par hasard là où ne poussent que les myrtilles sauvages ou les redoutables droseras.
L’homme a construit des passerelles pour traverser la tourbière et rejoindre la forêt.
De longs serpents de bois visqueux et ondulants.
Visqueux et dangereux.
On peut y glisser.
Surtout quand le ventre est gonflé de l’enfant qui doit naître tantôt.
Ma mère a glissé.
Sur un serpent visqueux qui ondulait.
Il a dû entamer un sacré rodéo pour la faire tomber.
Je suppose qu’elle ne s’y attendait pas, elle n’avait pas peur des serpents, et que c’est la surprise de cette trahison qui l’a tuée.
Elle est morte et je suis née.
Avant de rendre l’âme et malgré la surprise, elle a eu le temps de muer son chant en un long cri pour me sauver, parce que quand on l’a retrouvée j’étais encore chaude sur son ventre froid, je vivais.
Personne n’a jamais compris qui ou quoi m’avait tirée de là. Et comment cela avait pu arriver.
Sur sa robe tachée, il n’y avait pas de sang. Juste le jus des myrtilles qui étaient tombées de son panier et s’étaient écrasées sur son ventre.
Du coup, quand je suis née on m’a tout de suite mal regardée.
Manuela Morgaine est écrivain, artiste cinéaste. Elle dirige Envers Compagnie, consacrée à la production d’œuvres pluridisciplinaires depuis 1991.
Prix de Rome en scénographie, 1994.
Lauréat de la Villa Médicis Hors les Murs, 2004.