Manuela Morgaine, artiste, cinéaste, écrivain lit je ne chasse pas sur mon territoire

Je suis née là où on ne m’attendait pas. 

Je ne  dis pas que je n’étais pas attendue,  mais que rien ne s’est passé comme prévu.  

C’est parce qu’il y a  chez nous de terribles tourbières.

Et que  ma mère avait coutume de se promener librement.  

C’est important que tu le saches. Tu dois savoir d’où tu viens. Tu ne dois par rougir. 

Je n’aurai pas le temps de te parler  de sa liberté. De la liberté. 

Tu décideras  seul si tu  dois  en être l’esclave ou le maître. 

Comme tu  es un homme, tu n’auras pas à justifier   ton choix. 

C’est déjà ça.

Chaque jour, juste avant le matin ou juste avant le soir, quand on commence à peine à y voir ou qu’au contraire  on ne perçoit plus devant  soi le droit chemin, on  voyait  ma mère  sortir du village. D’un pas décidé. Elle poussait la porte de  sa maison dans un tel élan qu’on  aurait dit   que la maison elle-même l’expulsait et lui donnait vie. 

Et ma mère partait loin, loin devant. 

On disait qu’elle était portée par ses chants. 

Elle les laissait traîner derrière elle comme une trace de lumière, mais les gens disaient  qu’ils luisaient comme le sang.

Elle faisait un peu peur aux gens qui ont vite  peur de tout chez nous. 

Ils  voient du sang partout et quand il n’y  en a  pas,  ça  ne leur  convient pas. 

Moi, je crois juste  qu’elle  allait rejoindre mon  père.

Chez nous, tu le sais, il y a la tourbière avant la forêt. Il faut la traverser avant de rejoindre les  arbres, d’autres arbres que le bouleau argenté, au tronc comme blessé, ou le pin maigrichon qui  survit  par hasard  là où ne  poussent que les myrtilles sauvages ou les  redoutables  droseras.

L’homme a construit des passerelles pour traverser la tourbière et rejoindre la  forêt. 

De longs serpents de bois  visqueux et ondulants. 

Visqueux et  dangereux. 

On peut y glisser. 

Surtout quand le  ventre  est gonflé de l’enfant qui doit naître tantôt.

Ma mère a  glissé.

Sur un  serpent  visqueux qui  ondulait.

Il  a dû entamer  un  sacré  rodéo pour la faire  tomber.

Je suppose qu’elle  ne s’y  attendait pas, elle n’avait pas peur des  serpents, et que c’est la surprise de cette trahison qui l’a tuée. 

Elle est morte et je suis née.

Avant de rendre l’âme et malgré la surprise, elle a eu le temps  de muer son chant en  un long cri  pour me  sauver, parce que quand on l’a retrouvée j’étais encore chaude  sur son ventre froid, je vivais. 

Personne n’a jamais compris qui ou  quoi  m’avait tirée de là. Et comment cela avait pu  arriver. 

Sur sa robe tachée, il n’y avait pas de sang. Juste le jus  des myrtilles qui étaient tombées  de  son panier  et  s’étaient écrasées sur  son  ventre. 

Du coup,  quand je  suis née  on m’a  tout de suite mal regardée. 



Manuela Morgaine est écrivain, artiste cinéaste. Elle dirige Envers Compagnie, consacrée à la production d’œuvres pluridisciplinaires depuis 1991.
Prix de Rome en scénographie, 1994.
Lauréat de la Villa Médicis Hors les Murs, 2004.

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