Vivre dans un atelier, ça fait trembler ton mystère. Pour ceux qui vivent au chaud dans leur studio je veux dire. Je n’avais même pas encore de galerie que déjà je pouvais revendiquer un statut d’artiste grâce à cet espace improbable, à mi-chemin entre la loge de concierge désaffectée et la serre de jardin car, je ne sais pas si je l’ai déjà dit, ma nouvelle demeure était presque entièrement occupée par des plantes gigantesques placées comme un immense rideau vert le long de la verrière. Elles étaient tellement massives (l’humidité des lieux étaient une bénédiction pour elle), qu’elles empêchaient la lumière de pénétrer à l’intérieur. Je me demandais comment elles tenaient dans leurs pots sans étouffer. Parfois la nuit, je rêvais que leurs racines criaient à l’aide et que leurs branches s’allongeaient à la recherche d’un support sur lequel s’accrocher pour soulever le boulet qu’elles avaient toutes au pied, l’éclater contre un mur et se libérer.
Cette forêt inespérée, tout comme la cohabitation avec ce perroquet du Gabon au nom ambigu et ma porte d’entrée qu’on ne pouvait pas fermer, me donnaient un genre.
Surtout auprès des gens de mon âge qui vivaient encore chez leurs parents et jouaient l’été les Robinson Crusoé en allant camper sur des terrains sauvages. On m’enviait ce mode de vie qu’on croyait choisi, on admirait mon goût sulfureux pour le danger, on enchantait ma détresse et ma précarité. Je feignais d’être blasée pour ne pas montrer que j’étais blessée. J’avais vingt ans, pas le courage de dire que je crevais de ramasser les fientes acides et malodorantes, ne me promenais plus pieds nus par peur de glisser dessus alors que comme ces pauvres plantes, j’ai toujours étouffé dans mes chaussures. Je manquais de tout et je devais souvent choisir entre manger et acheter du matériel photo. Je passais mes nuits les yeux grand ouverts sur cette porte qui ne fermait pas et vibrait sous les courants d’air provoqués par les allers et venus des locataires de l’immeuble. Je crois que je crevais de peur même si, d’après ce que je connais de la vie, le danger vient très souvent de l’intérieur et qu’une porte ouverte, c’est toujours la possibilité de s’enfuir vite.
Quel est le rapport avec Helsinki et la Finlande vous dites-vous ? Qu’est-ce que mes débuts à Paris viennent faire là-dedans ? Et mes insinuations à propos de ma famille : quel rapport avec ma demande de réaménagement de peine et le projet qui y est associé?
L’animateur me l’a dit et répété, pas de digressions, fais simple. On dirait mon avocat. Je ne vois pas ce qu’il y a de simple dans cette démarche. Je ne crois pas qu’on puisse penser liberté et territoires sans se raccrocher à la réalité de nos êtres.
Laissez-moi faire, je ne peux pas tout annoncer d’un coup, sinon vous n’envisagerez jamais les choses de mon point de vue. Je voudrais que vous compreniez comment j’en suis arrivée là et pour cela, il faut que vous ayez tous les éléments en main. Un procès gomme les aspérités, efface les creux, compresse la réalité. Alors que c’est dans ses subtilités, ses excroissances, que se niche la vérité. Et gardez en tête l’intitulé de ma requête –je ne chasse pas sur mon territoire– sa promesse, les interrogations qu’il soulève, le malaise qu’il a peut-être provoqué ou au contraire le léger sourire auquel il vous a contraint de céder.
Vous pensez tout savoir du territoire, mais il n’en est rien. Vous pensez l’avoir circonscrit parce que vous l’avez envisagé et enrobé du regard, et maintenant, vous vous vantez de le posséder parce que vous croyez qu’il suffit de le regarder pour le maîtriser.
Mais vous oubliez qu’il est zone de conflit, qu’il est peuple, qu’il est vie.
Il est racines et tissages.
Il est lien.
Mon territoire n’est pas à vous, ni même à moi, il s’affranchit de jour en jour en se nourrissant de gestes quotidiens.
Mon territoire, c’est ce moment présent que nous partageons, c’est ce pacte silencieux et secret que nous signons lorsque nous nous reconnaissons, cet engagement mutuel qui nous mène d’un point à l’autre sur une route tracée par nos intentions et nos projets.
C’est une somme d’appartenances, une communauté de destin.
Vous imaginez bien qu’à vingt ans, je n’en savais rien. Je n’avais même pas ces notions en tête. J’allais là où mes pas me portaient sans comprendre ce que j’accomplissais. Ils me précipitaient le plus souvent dans des situations ridicules ou dangereuses, désespérées parfois, même si je prenais tout ce qui venait comme un don du ciel, un cadeau que je n’avais pas mérité (j’ai reçu une éducation judéo-chrétienne) que j’acceptais le plus souvent avec gratitude et émerveillement.