À l’entrée une chouette se penche sur le visiteur. Elle n’est pas des plus effrayantes, c’est une cousine éloignée du rapace bienveillant de Thomas Bewick, mais il y a quelque chose dans son regard qu’on pourrait qualifier de gothique. Premier frisson. Rien de bien inquiétant encore. C’est un peu plus loin que la menace surgira sous la forme d’une figure masquée ou milieu des bois ou de têtes coupées, suspendues à des branches. Des trophées. Une chèvre imprimerait presque au tout une allure de rituel chamanique si ses yeux ne nous donnaient pas envie d’hurler. Reste alors à trouver dans cette forêt l’arbre le plus touffu pour se dissimuler. Des panneaux de bois gravés, matrices protectrices, et des murs de feuilles légers et transparents comme des pétales viennent former un nid d’où on peut voir sans être aperçu. On entend les feuilles bruisser et on se laisse aller à soupirer.
C’est un abri au creux des arbres qu’Arnaud Rochard a construit chez Chantier(s). Un refuge élégant, soyeux mais puissant qui contraste avec la férocité de son univers habituel. L’un n’existe pourtant pas sans l’autre. Le nid est là pour observer sans être vu. Contempler la folie des hommes depuis une forêt sacrée ou le temps s’est arrêté à une époque et à une contrée qui semblent avoir toujours existé. On se recueille ici dans une intimité digne et silencieuse et l’on attend d’avoir la force d’affronter à nouveau le monde et son tumulte. On s’amuse à se faire peur en contemplant de loin les vanités qui peuplent la forêt. Les murs de branches et de feuilles sont un cocon qui préfigure le temps du recueillement et de la genèse. Un avant-propos. La possibilité d’une renaissance. Comme une nouvelle chance avant la bataille. Alors on savoure ce moment, on souffle sur la finesse des feuilles, on en admire la transparence et on se réjouit que ce qui est furieux ou courroucé soit encadré ou mis sous verre. C’est toujours ça de gagné. Un peu de temps pour s’échapper avant de replonger. Heureusement la forêt est dense. Une jungle gravée à même le bois et des impressions manuelles qu’Arnaud a retravaillées à la peinture à l’huile, au fusain, au pastel, à l’acrylique, au tampon parfois pour faire de chacun de ces fragments des pièces uniques et tirer la langue aux idées reçues sur la gravure dont il célèbre ici le renouveau.
Manipuler, influencer, convaincre ou au contraire dénoncer : l’artiste est depuis toujours un amateur éclairé de gravures satiriques et d’affiches de propagande. Il puise son inspiration dans l’historiographie européenne et travaille depuis quelques années à élaborer sa propre interprétation du monde. Cruel et sombre. Souvent apocalyptique. Les figures qui animent son univers fantastique et inquiétant n’ont rien à envier aux satyres, centaures ou monstres marins qui ont imprégné l’idéal esthétique des estampes de la Renaissance. S’il a choisi ce mode d’expression, c’est par appétit pour le travail de la matière et aussi très certainement pour remonter à la source. On pense aux 1800 gravures sur bois du Liber Chronicarum, (Chronique de Nuremberg) qui retrace en 1493, au lendemain de la découverte de l’Amérique, l’histoire de l’humanité telle qu’elle est envisagée au moment de la grande découverte de l’autre que sera le nouveau continent.
Cette base solide et érudite, sa connaissance acérée de l’histoire de la gravure et de son impact sociétal ne vient pas alourdir le travail par des références consciencieuses et élaborées mais au contraire le nourrit en profondeur pour déployer un univers à la fois étrangement familier et terriblement personnel. On y croise des figures de l’art populaire, des silhouettes animalières qu’on croit avoir déjà vues. Ses propositions techniques sont l’objet de réflexions et de séances de travail poussées.
Le résultat est surprenant de modernité.